Le lieutenant-gouverneur et les philosophes de la rue de la Commune
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Le lieutenant-gouverneur du Québec et les philosophes de la rue de la Commune Récit d’un baptême de feu d’un apprenti-médiateur
Par Arnaud Theurillat-Cloutier
Mercredi 18 février 2015, 8h55, Café À propos, Vieux-Montréal.
Je me prépare à plonger (enfin !) dans l’univers de la médiation intellectuelle. Après bientôt deux ans à en avoir entendu parler, un cycle complet de réflexions avec le Groupe de recherche en objectivités sociales (GROS) sur cette pratique et une formation intensive de deux jours avec Exeko, voilà, mon heure a sonné : fini le confort des livres, bienvenue dans l’épaisseur du réel.
J’ai rendez-vous avec Laurel et Hardy (Max et Daniel) pour préparer notre atelier. Bon, d’accord, l’analogie est boiteuse : Daniel est certes grand, mais à mille lieues d’avoir une once de gras. (En réalité, avec sa carrure si frêle, j’ai souvent eu peur qu’il ne s’expose dangereusement à la tempête, comme les arbres qui, trop ambitieux, ne cessent de vouloir s’élever vers le ciel et risquent ainsi de se casser au moindre coup de vent. Mais, après y avoir bien réfléchi, je ne m’inquiète pas pour Daniel, car le surplus de Hardy, il en a plein la tête et il peut apaiser toute tempête en deux ou trois répliques, si ce n’est deux ou trois mimiques.) Mais disons pour aujourd’hui que l’analogie en vaut la chandelle : Max est plus petit que Daniel et, tous les deux, ils forment un duo d’enfer drôlement philosophique.
Laurel (Max) arrive le premier. Il me met au parfum. « La semaine dernière, on a discuté de l’influence et des relations sociales. Cette semaine, on voudrait poursuivre sur cette lancée en abordant la thématique du regard et du portrait dans leurs liens avec la question de l’influence. » Je le vois déjà qui bout d’enthousiasme en me racontant les scènes de théâtre improvisées la semaine d’avant pour illustrer la question de l’influence sociale. Celui-là avait fait la grand-mère de l’autre, celui-ci avait joué Elvis, etc. Non non, ce n’était pas un vaudeville, mais bien la construction d’un objet qui allait dégager une profonde réflexion collective. Pour aujourd’hui, Laurel, de ses paluches d’artisan, n’avait pas cette fois-ci bricolé une presse, une plieuse, une table ou un livre relié, mais avait taillé un atelier philosophique. Alors qu’il me parle du portrait, je sens qu’il voit l’horizon infini de la pensée s’ouvrir sous ses yeux. Il se met à invoquer les prédications de Sartre sur notre constitution par le regard des autres et la bonne parole de Lévinas sur la visitation du visage de l’autre. Il faut arrêter cette machine infernale, me dis-je ! Sinon nous serons en retard !
Heureusement, apparaît enfin Hardy. Ouf ! Il arrive à temps ! Il nous présente son plan. Après une présentation de quelques peintures et photos pour engager la discussion, l’idée générale serait d’inviter les gens à écrire le portrait d’un de leur camarade avec des mots-images ou des phrases-images. Hardy nous avoue que c’est sa lecture du dernier bouquin d’Alessandro Baricco (Mr. Gwyn) qui lui a inspiré cette idée de faire des portraits littéraires. Puis, la deuxième étape consisterait à écrire une sorte de méta-portrait à partir du premier portrait écrit. Enfin, à la lecture de ces méta-portraits, le groupe devrait deviner de qui il s’agit. Pour boucler la boucle, l’atelier se terminerait sur une discussion à propos de l’influence des portraits dans la société. Ça, c’était le plan. Je pense encore à Nadia lors de la formation : conduire un atelier, c’est d’abord apprendre à négocier le « virage dix sous ». Je ne m’attendais pas à en prendre tout un en cette matinée plutôt tranquille…
Il faut partir. On nous attend. Clärli, agente de projet chez Exeko, nous rejoindra là-bas. Avant de partir, Max me lance comme ça : « Ah oui, pis, avant que j’oublie, on aura la visite du lieutenant-gouverneur aujourd’hui. » Daniel confirme l’information, mais leur sourire en coin me laisse dubitatif. Curieusement, si je ne me laisse pas facilement embobiner dans les débats politiques ou philosophiques, j’ai une fâcheuse tendance à être un peu « poisson » lorsqu’il s’agit d’anecdotes ou d’histoires de la vie courante. Intérieurement, dans le silence de ma conscience, je lutte contre moi-même : « Cette fois-ci, je ne me ferai pas avoir. » Conclusion : je n’y crois pas un seul instant, et le caractère expéditif de cette annonce, alors que nous sommes sur le seuil de la porte, renforce mon intime conviction. Après tout, qui croirait Laurel et Hardy ?
Le ping-pong conceptuel semble bien huilé dans le groupe. On s’écoute, on propose des affirmations, on y répond, on s’oppose.
À l’Accueil Bonneau, tout se passe très vite. Je rencontre Mélanie, qui travaille là et a, entre autres choses, ouvert la salle des arts dans ce centre, mais aussi Olivier, Georges, Marcel, PA, Jean-Guy et bien d’autres. Nous prenons place autour d’une grande table dans la salle des arts. Nous ne sommes pas encore beaucoup, mais petit à petit, plusieurs personnes se joignent à la discussion. Au pic, nous serons une bonne dizaine.
Daniel enlève son costume de Hardy pour enfiler celui de Bianca (historienne de l’art). Il nous présente quelques étapes marquantes dans l’évolution du portrait. Un autoportrait présumé (L’homme au turban rouge - voir ci-dessous) du peintre flamand Jan van Eyck, un portrait de Marie-Antoinette, qui fait bien marrer la gang. On se fascine pour un des portraits d’Arcimboldo, ceux avec les visages composés de fruits et de légumes. Certains suggèrent une thèse : On est ce que l’on mange. Théorie audacieuse, entre autres déjà défendue par le philosophe allemand Feuerbach ! Mais il nous faudrait des jours pour épuiser ce débat, et ce n’est pas l’enjeu principal de notre réflexion aujourd’hui. Ce n’était pas dans le plan et pas forcément un bon « virage dix sous » non plus.
Jan van Eyck, L’homme au turban rouge (1433) Source : Wikimedia (c) The National Gallery, London
Alors, nous passons à quelques photos. Une première en noir et blanc représente un homme à genoux, le dos contre le mur et les mains attachées. Le philosophe Olivier, à ma droite, l’œil aguerri, suggère que cela pourrait être une photo pour une pub d’une grande marque de vêtements pour homme. L’observation est incroyablement juste : approbation générale. Mais il sait bien que ce n’est pas vraiment l’objet de la photo. En un éclair, n’ayant même jamais vu la photo, le philosophe Tony, qui est apparu entre-temps à ma gauche, s’exclame : « C’est un condamné à mort. » Daniel, le visage ébaubi, en tombe des nues. Personne n’avait encore eu le temps d’ouvrir les paupières que le philosophe Tony avait déjà décodé le langage pictural. Daniel confirme qu’il s’agit bel et bien d’un condamné à mort, mais pire que cela : il s’agit de la première photo prise d’un condamné dans le couloir de la mort aux États-Unis, aux alentours de 1865.
La discussion se poursuit sur les portraits de nobles, la démocratisation du portrait aux classes populaires et sur la transformation de la peinture suite à l’arrivée de la photographie. Nous passons à l’autoportrait de Cézanne, puis au portrait d’une femme réalisée par Modigliani, enfin à l’autoportrait de Paul Klee (voir ci-dessous), qui fait beaucoup jaser et suscite plusieurs interprétations solidement argumentées. On se demande pourquoi sa bouche est quasiment absente, ses yeux si exorbitants, pourquoi il semble être un assemblage de pièces, voire même un buste détaché d’un corps. Les thèses fusent, le débat est lancé : représentation fidèle, expressivité, caricature, exagération, accentuation, rupture artistique, etc. Le ping-pong conceptuel semble bien huilé dans le groupe. On s’écoute, on propose des affirmations, on y répond, on s’oppose. Les débats de l’Assemblée nationale auraient beaucoup à apprendre de l’écoute et de la rigueur intellectuelle des philosophes de la rue de la Commune.
Paul Klee, Head of a Man (1922) Source : allpaintings.org (c) Art & Design Museums Basel
Enfin, nous arrivons au grand Picasso, avec son autoportrait de 1972, quelque temps avant sa mort. Plusieurs suggèrent que sa mort est déjà inscrite dans son visage, verdâtre, au bord de la décomposition.
Soudain, coup de théâtre ! La porte s’ouvre et une ribambelle de personnes entre dans la salle. En tête de cortège, le directeur du centre, à la moustache élégante et bien fournie, nous présente nos invités sur un ton solennel : « Nous avons le plaisir, aujourd’hui, d’accueillir M. Pierre Duchesne, lieutenant-gouverneur du Québec, et son épouse, Madame Ginette Lamoureux. » Quelle affaire ! Je me lève d’un bond, pour laisser un peu de place à tout le monde.
C’est maintenant à notre tour d’expliquer qui nous sommes et ce que nous faisions. Max et Daniel résument un peu les enjeux de la discussion. Daniel se plaît même à présenter le dernier portrait que nous analysions, celui de Picasso.
« Avant, je pensais que la pauvreté était monétaire. Mais le pire, c’est pas le manque d’argent, c’est la pauvreté du corps et de l’esprit »
Olivier, participant idAction
Le philosophe Marcel entreprend de présenter le concept des ateliers de médiation intellectuelle. C’est sûrement la première fois que le lieutenant-gouverneur entendait parler de l’idée de la présomption d’égalité des intelligences, vocabulaire si spécifique à Exeko. S’il a bien été attentif à tout ce qui se passait pendant sa présence dans notre salle, il a eu, comme moi, un cours accéléré de philosophie sociale. J’espère qu’il avait pris un bon café en se levant !
Le directeur de l’Accueil Bonneau nous demande finalement si nous avons des questions pour M. Duchesne. Cinq mains se lèvent, sinon plus. Le philosophe Jean-Guy obtient la parole le premier. Avec sa barbe généreuse, son regard sérieux et sa présence d’esprit, il inspire confiance. Au premier coup d’œil, je n’ai pu m’empêcher de le rapprocher physiquement de Marx, déformation académique oblige… Le philosophe Jean-Guy engage alors le dialogue avec le philosophe Pierre sur une question d’ontologie sociale : qu’est-ce qu’être un sans-abri ? À la thèse libérale classique centrée sur l’individu et sa responsabilité, il oppose sa conception de la détermination des individus par la société : « C’est la société qui forme les sans-abri. T’as beau avoir toute l’estime de soi du monde, tu pourras rien faire, si t'en as pas les moyens, si tu n’as pas d’argent », défend le philosophe Jean-Guy. D’autres interviennent pour défendre leur avis argumentés sur la pauvreté et l’itinérance : la thèse jean-guyienne ne fait pas l’unanimité, y compris parmi les gens en situation d’itinérance. Le philosophe Olivier nous confie qu’il a changé d’avis sur cet enjeu : « Avant, je pensais que la pauvreté était monétaire. Mais le pire, c’est pas le manque d’argent, c’est la pauvreté du corps et de l’esprit. »
Le débat s’est poursuivi, une bonne heure après le départ du lieutenant-gouverneur.
La discussion et la situation que nous avons expérimentées étaient tout à fait inédites. Il me faudra plusieurs heures pour apaiser mes esprits, l’écriture me servant d’exutoire.
Je crois bien que l’on écrira un jour qu’une rencontre improbable est survenue : le 18 février de l’an 2015, le lieutenant-gouverneur s’est rendu à l’Accueil Bonneau, pour se joindre, un temps, au dialogue des philosophes de la rue de la Commune, où tous échangeaient d’égal à égal.
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